Kim Young-ha – Arthur Nauzyciel : L’Empire des lumières

Par Thomas Hahn
Journaliste

Kim Young-ha – Arthur Nauzyciel : L’Empire des lumières

En 2015, la National Theater Company of Korea a invité le metteur en scène français Arthur Nauzyciel à adapter le roman Bit-e jeguk (L’Empire des lumières) de l’auteur à succès Kim Young-ha, en vue de créer un spectacle dans le cadre de l’Année France-Corée. Et le courant passe ! Interprétée par les acteurs coréens, dont l’actrice vedette Moon So-ri, l’histoire de l’espion nord-coréen Kim Ki-yeong prend corps et vient de passionner un large public hexagonal.

Le brave Kim Ki-yeong n’a pourtant rien d’un James Bond. Avec l’aide des services secrets nord-coréens, il s’est installé à Séoul et s’est mis à vivre, en citoyen lambda. Il exerce un métier aux antipodes de tout ce qu’on peut imaginer en Corée du Nord : Importateur de films occidentaux. Le cinéma devient sa passion et il épouse Mari laquelle gagne sa vie chez un concessionnaire automobile, symbole s’il en est du train de vie occidental, plébiscité par la Corée du Sud d’aujourd’hui. Mari avait pourtant été une militante d’extrême gauche. Cherchez l’erreur ! D’ores et déjà on peut se demander qui porte en son sein le mensonge le plus fondamental, lui ou elle. Mais il ne n’agit ni de comparer, ni de juger. Si L’Empire des lumières évoque la guerre froide entre les Corée, l’adaptation réalisée par Arthur Nauzyciel et Valérie Mréjen, romancière, plasticienne et cinéaste, confère aux tensions politiques et militaires le même rôle d’arrière-plan que dans la vie de tous les jours en Corée du Sud, où l’on s’est construit une société tellement occupée par le travail et l’argent que l’idée d’une apocalypse est refoulée tous les matins.

Le sujet est ailleurs, il est universel. Plein d’énigmes et d’humanité, le drame autour d’un agent dormant brusquement réveillé devient celui de son couple, invitant à une réflexion sur les illusions de la vie et les petits ou grands mensonges qu’on adresse autant aux autres qu’à soi-même. Quand Kim Ki-yeong reçoit l’ordre de tout abandonner en vingt-quatre heures pour rejoindre son pays natal, il est obligé d’avouer à sa femme qu’il n’est pas celui qu’elle croyait. Mari passe de l’incrédulité au désespoir, d’autant plus qu’elle a elle-même renoncé à ses rêves. Et elle avoue, presque en représailles, à son mari qu’elle vient de passer l’après-midi avec deux étudiants dans un love hotel. D’un instant à l‘autre, les fictions construites pendant une décennie éclatent et on fait table rase. C’est brutal mais tout autant empli d’une poésie absolue qui émane des acteurs, de l’ambiance et de la sincérité d’un théâtre qui ose affronter le mensonge intime. Sur L’Empire des lumières plane l’ombre de L’Insoutenable légèreté de l’Etre de Milan Kundera, bien plus que celui de L’Empire des sens, auquel le titre semble faire allusion.

Personne ne révèle à Kim les raisons de sa révocation. A-t-il été repéré ou s’était-il au contraire trop bien acclimaté ? Ceux qui l’avaient envoyé « dormir » se sont-ils mis à douter de leur petite bombe à retardement et de sa capacité à passer à l’acte ? Peut-être. Mais Nauzyciel ne joue pas à l’agent secret. « Nous avons dû faire des choix radicaux », dit-il. L’adaptation met l’accent sur les relations humaines, sur l’inconscient collectif et personnel, révélant certaines pistes souterraines du roman. Entre le réel et ce qu’on croit ou imagine, entre la vérité et le mensonge, les frontières sont parfois brouillées. Quand les personnages se trompent, dans tous les sens du terme, on est saisi par un trouble profond, car renvoyé à la question fondamentale de savoir s’il est jamais possible de connaître, au sens fort du terme, son semblable. Mais ni Kim Young-ha ni Nauzyciel ne portent le moindre jugement moral. C’est pourquoi le public français afflue et applaudit, profondément touché, d’autant plus que cette histoire met tout le monde face à la possibilité d’un effondrement soudain des certitudes sur lesquelles nous avons construit nos vies, nos idéologies, nos économies et donc les vies de nos enfants.

Paru en Corée en 2006 et en traduction française en 2009, L’Empire des lumières* a été l’un des romans coréens les plus vendus en son pays, où les lecteurs affichent pourtant une nette préférence pour les auteurs internationaux. Kim Young-ha incarne l’évolution de la Corée du Sud et des nouvelles générations. Diplômé d’un MBA de la prestigieuse université Yonsei, il se tourne vers l’écriture directement après son service militaire et se met à diffuser ses œuvres par internet. Il est aujourd’hui un invité régulier à la télévision et tente de populariser la lecture autant que l’écriture. Un temps chroniqueur pour le New York Times, il porte un regard pointu et critique sur la société sud-coréenne. Des dizaines de ses œuvres ont été adaptées, au cinéma ou au théâtre, et bien sûr traduites dans une quinzaine de langues. Sa rencontre avec Nauzyciel, élève d’Antoine Vitez, est heureuse. Le metteur en scène, directeur du Centre Dramatique National d’Orléans de 2007 à 2016 et aujourd’hui directeur du Théâtre National de Bretagne à Rennes, a passé une grande partie de son parcours en travaillant avec des compagnies internationales, de Boston à Dublin, de Ljubljana à Oslo. Il prône et pratique l’ouverture aux autres disciplines, des arts plastiques à la danse ou la performance. Pour L’Empire des lumières, il fait pour la première fois appel à la vidéo comme pilier d’un spectacle, et ce avec génie et acuité. Sur deux écrans de grand format se joue la banalité du quotidien, dans des images qui sont de véritables poèmes visuels.

*L’EMPIRE DES LUMIÈRES de Kim Young-ha. Traduit du coréen par Lim Yeong-hee et Françoise Nagel. Editions Philippe Picquier, 382 p., 20,50 €.

L’Empire des lumières  : une belle conjonction entre l’art dramatique et les vidéos d’Ingi Bekk. © DR

Avant d’imaginer la forme du spectacle, Nauzyciel s’est profondément investi dans une exploration personnelle de la situation coréenne, jusqu’à rencontrer, en compagnie des acteurs, plusieurs rescapés de la Corée du Nord. Il a découvert l’histoire de la Corée, de l’occupation japonaise à la guerre (1950-1953) et à la lutte pour la démocratie. Il s’en dit ému. Et il a réuni les acteurs autour de la table, comme on le fait en France, pour s’emparer du texte, mais aussi pour échanger des histoires personnelles. Aussi a-t-il demandé à tous de raconter leurs premiers souvenirs liés à la Corée du Nord. Sortent alors du chapeau des souvenirs de films de propagande et de dessins animés caricaturant l’ennemi. On en voit des extraits dans le spectacle, accompagnés des témoignages personnels des acteurs. Il y est question de fantômes et de drames du passé qui hantent les nouvelles générations, par une transmission des plaies, inconsciente et d’autant plus insidieuse.

Sur le plateau, tout est gris, du sol aux costumes, du gris le plus beige au plus foncé. Pourquoi cette neutralité chromatique ? « C’est le refus d’une vision du monde en blanc et noir. Le gris, c’est le terrain neutre », répond Nauzyciel. Même la guitare est grise ! Et bien sûr la table, énorme, concrète et pourtant « hors-jeu », renvoyant à des ailleurs multiples. Qui sont-ils, qui s’y sont réunis pour chanter une chanson accompagnée à la guitare, en guise d’introduction ? Des étudiants qui débattent de politique ou d’histoire ? Il est vrai que Mari et Ki-yeong se sont connus au sein du mouvement étudiant pour la démocratisation de la Corée des années 1980. Mais la ronde peut aussi représenter une commission nord-coréenne qui décide du sort de l’espion « réactivé » ou bien tout simplement les acteurs eux-mêmes, tels qu’ils s’étaient réunis pour leurs premières séances de travail. Assis, ils sont à la fois en scène et absents, en attente de leur « activation », tels des fantômes qui reviennent à la vie. Exister et s’effacer en même temps : voilà le défi que Nauzyciel lance à ses comédiens. Mais c’est aussi ce que vit Ki-yeong, comme tout espion bien tempéré qui se doit d’endosser le gris d’une existence banale. Il faut dire ici que la pièce respire grâce à une distanciation tout à fait brechtienne et pourtant envoûtante, dans une indicible finesse, en permanence à la lisière entre incarnation et aliénation. Et Moon So-ri qui incarne Mari avoue que l’écoute du public français, à Rennes à Clermont-Ferrand et à la MC 93 de Bobigny* a été plus profonde qu’en Corée. Un soir à Bobigny, l’actrice vedette du cinéma coréen, qui revient au théâtre pour la première fois depuis six ans, retrouve à a sortie Isabelle Huppert, venue au spectacle pour saluer celle qui était sa partenaire dans In another country de Hong Sang-soo, film tourné en Corée en 2011, alors que Moon était sur le point d’accoucher. Grande émotion donc, pendant et après le spectacle…

*La pièce, surtitrée en français, a été successivement présentée au Théâtre National de Bretagne (du 9 au 18 novembre), à la Comédie de Clermont-Ferrand (du 22 au 24 novembre) et à la MC 93 de Bobigny (du 5 au 10 décembre).



Cet article est extrait du numéro 95 de la revue "Culture Coréenne", publication du Centre Culturel Coréen. Pour découvrir ce numéro dans son intégralité, cliquez ici.

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